Territoires révélés

Entrer dans l'atelier de Sylvie Malfait-Carakehian, c'est pénétrer le territoire éminemment personnel d’une glaneuse. L’effet ressenti est celui d’un cabinet de curiosités. Il en dit long sur l’amour de la nature et des matières qui féconde l’œuvre de l’artiste. Sur une étagère s’accumulent bocaux et récipients où sont classés plumes, pommes de pin, bouts de crayon, capsules, coquillages, brindilles, fruits ou fleurs séchées, pelures d’ail ou gousses à moitié entamées, autant d’objets qui concourent à traverser la muraille du réel pour s’immerger dans l’intimité d’une quête artistique singulière. Là, un pastel d’Octave Malfait, un de ses ancêtres, là, un rappel du peintre Hubert Malfait brièvement cité. Emotions présentes et passé inconnu s’entrecroisent au milieu d’un accrochage intimiste esquissant son parcours pour tisser un cocon propice à la création.

Venue d’une peinture nourrie par un long séjour en Afrique, de retour en Europe, Sylvie Malfait -Carakehian s’est plongée avec délice dans l’art de l’estampe au point de laisser de côté son travail pictural. Toujours à l’affût d’expériences nouvelles, elle s’essaie à toutes les techniques, de l’eau-forte à la lithographie. Bientôt la gravure et le dessin deviennent ses uniques moyens d’expression, les recherches graphiques alimentant le travail gravé dans un magnifique chassé-croisé intuitif. Elle explore avec gourmandise et détermination différentes configurations plastiques où s’entremêlent traits, formes, couleurs, matières et lumière. C’est que l’artiste est curieuse de tout.

L’univers de Sylvie Malfait-Carakehian est fragile, retenu et pourtant plein de feu. Ses papiers dessinés ou imprimés sont des espaces sensibles et secrets. L’artiste gratte la matière, elle griffe la plaque de cuivre, elle creuse le papier, elle le marque d’une roulette de couturière puis elle le colmate d’encre, elle suture les blessures de fil rouge comme pour refermer des plaies. Le support laisse affleurer d’infimes preuves de l’indicible, passage après passage sous la presse, à l’image de la vie se concentrant dans l’accumulation de sédiments. Cabotage entre vécu intérieur et apports extérieurs, l’image surgit en fulgurance formelle au fil du processus de création. Le hasard parfois entre dans la danse pour imposer son diktat comme agirait l’inconscient. La forme finale se dépose telle une alluvion d’encre noire ou colorée selon le moment. De-ci, de-là des suites de traits, des mots illisibles dont on croit reconnaître le graphisme, d’énigmatiques formules mathématiques rendent visible l’invisible sans toutefois le rendre déchiffrable.

Les recherches plus récentes délaissent le métal. Elles prennent pour points d’appui des cartons et des matériaux de récupération par souci éthique et écologique. L’artiste les collecte lors de promenades solitaires où elle décrypte la ville sous l’angle des matières mortes et rejetées. Elle est touchée par les sans-abris et leurs maisons de carton. Sa volonté est de redonner vie et visibilité à ce qui est voué à disparaître sans laisser de trace : caisses trouvées servant de matelas à des sdf, emballages cartonnés abandonnés sur les trottoirs, linos qui débordent de poubelles… Dans sa maraude, elle jauge le potentiel de chaque découverte et effectue une sélection minutieuse. De ces trouvailles rapportées dans son atelier, elle en fait des matrices à encre. Elle les déchire, les découpe ou en exploite la surface : ondulations, plis, défauts ou espaces lisses. Elle les imprime en misant sur l’encrage et la pression sous le rouleau pour obtenir une densité de matière et des effets de texture. Sylvie Malfait-Carakehian tire le fil de cette indigence urbaine pour extraire tout ce qu’elle peut de ces matériaux pauvres et ingrats. L’objectif de cette alchimie graphique est de transformer l’empreinte des déchets en compositions architecturées, agencement d’aplats, de formes superposées et de transparences de couleurs. Le noir domine. Le papier se veut piège à mémoire et support à métamorphose. Une des spécificités de cette série est le choix délibéré de tirer ces gravures en un seul exemplaire, comble du paradoxe pour cette technique du multiple.

Allant encore un pas plus loin, l’artiste décide de s’attaquer au Tétra-Pak, autre matière hostile. Ces briques alimentaires destinées à contenir du liquide sont encore plus ardues à travailler que les cartons. Entre volupté et cruauté, Sylvie Malfait-Carakehian dépèce les berlingots pour les recycler en matrices. A l’aide de gouges et de pointes, elle entaille ces enveloppes de lait végétal pour les forcer à donner leur dernière goutte de jus. Il lui arrive à nouveau d’intervenir avec du fil ou la roulette de couture. L’écriture réapparaît sur certaines plaques de Tétra-Pak. Elle les encre, les compresse et les imprime. Elle défie la règle de la duplication pour lui préférer la loi du tirage unique imposée par ce matériau difficile. L’enjeu ? Révéler ce que chacun de ces emballages reconvertis à des fins artistiques a dans les tripes. Tantôt enflammée, tantôt imprégnée de mélancolie, l’œuvre se pare d’encres mates et brillantes. La couleur se fait éclat, les accords chromatiques sont chauds ou froids. De ce traitement naissent des images uniques, réseaux de lignes et de lézardes opérant en tissus cicatriciels et mémoriels sur le papier. Certaines impressions évoquent des murs patinés, usés ou fissurés mais toutes expriment la sédimentation du temps et l’infernale mutation de ce qui était en ce qui sera.

Parallèlement, chaque été, Sylvie Malfait-Carakehian poursuit sa pratique du dessin. Ce pan de ses recherches est intimement lié à ses séjours à la campagne et à ses marches. Elle les nomme dessins de jour et dessins de nuit. Gouaches, café, thé, acryliques, crayons gras, tout ce qui lui tombe sous la main contribue à leur réalisation parfois in situ, parfois en atelier. Saisir la perception de l’instant et l’extérioriser, voilà ce dont il s’agit. A première vue, ces suites dessinées sont accumulation de tâches, signes ou gribouillis. Leur vocabulaire formel peut parfois rappeler l’œuvre gravé. Des écritures et des incrustations surgissent dans certains de ces paysages intérieurs et poétiques. Ceux-ci évoquent une plongée au cœur de la nature. Traversés par l’émotion, ils en transposent l’esprit, tantôt sobres tels des haïkus, tantôt foisonnants ou saturés de motifs. Le noir, les ocres et les couleurs terre sont omniprésentes, parfois le vert s’invite, le rouge y palpite. Sensuelles et sensibles, ces compositions sont la traduction visuelle du ressenti de cette expérience d’immersion et de communion avec les éléments. Elles disent le souffle, le silence, le bruissement du vent, la respiration des arbres et des plantes sans jamais recourir à une représentation figurée. Elles renvoient à une image « source de multiples émotions, de courants d’air et de sève, au rythme pair et impair », comme le suggère si joliment l’artiste.

L’œuvre de Sylvie Malfait-Carakehian fait feu de tout bois pour mettre les techniques au service d’une expression qui se joue sur le fil entre mystère intérieur et observation extérieure. Multiple sur le plan de la forme, elle s’enracine pourtant bien dans une belle cohérence entre dessin et techniques d’impression. Elle détourne et dénature la gravure pour en faire une production visuelle unique. Elle se veut reflet et invitation à voyager dans les profondeurs abyssales de la vie dont elle révèle les territoires sensibles à fleur de papier.

Michèle Minne

« Une toile, des pigments, des brosses, un fatras d'ustensiles récupérés, bricolés, recyclés.

Des superpositions de couches, des entailles, des matières.

Des mots, des signes, des alphabets inconnus, des formules, des gribouillis grattés dans la matière.

Un jeu avec l'espace et le temps. La surface de la toile et l'espace de mes états d'âme. Le temps des mouvements de l'existence.

Un contenant sans bavardage, un contenu rempli de murmure.

Ferveur et exigence. Habitée de rêves et de détermination. Tel le chercheur de trésor, ardente à la découverte d'une forme, d'une couleur, d'une matière, d'un fragment de sensation profonde, d'une émotion rayonnante ».

Sylvie

C’est une respiration, un réflexe, un comportement : tout est démarche d’artiste chez Sylvie, à son insu, malgré elle ! Ayant vécu de nombreuses années en Côte d’Ivoire, elle a capté en douceur, en tendresse et avec vivacité les atmosphères africaines, les marchés, les paysages familiers et les femmes. La puissance de tous ses portraits imaginaires nous révèle une sensibilité hors du commun. Au travers de ses pastels, on admire une dessinatrice, pour qui croquer la vie semble un geste ordinaire. Là sûrement est sa force, dans le dessin où lignes et traits en quelques mouvements ont tout exprimé. Son regard s’est prêté à la photographe qu’elle est également ; continuant toujours à saisir la vie, les rythmes, les couleurs, les hasards, l’humour de certaines coexistences, les contrastes et les harmonies, les sons, les odeurs, la chaleur. De retour en Belgique, Sylvie revient aux pastels à l’huile et retient un seul visage : « la femme aux bananes », démultipliée et cependant secrète. Souvent son œuvre est riche de textes poétiques comme elle seule peut en offrir ! Ensuite, commence enfin l’aventure de peintre, où quittant le visage pour se rendre à l’épaule, de l’épaule au bouton, à la boutonnière, au point de couture, à la trame du tissu ; vers la matière, pur plaisir des lignes, trajectoires, délimitations de couleurs chaudes, vives et joyeuses. Les femmes du monde tissent, elles tissent surtout des relations, geste pictural comme toutes ces trames relationnelles qui s’effilochent, qui se resserrent, qui se retissent, qui se nouent, qui se dénouent, qui se lient, qui se rompent, qui se coupent, qui se cousent, qui se brodent… De sa peinture on retiendra çà et là certains points de croix au milieu de vue aériennes, de cours de récréations, de lopins de terre, de chemins, de champs, de villages ou de demeures. Carré, spirales ou labyrinthes se marient dans un bonheur de couleur, car Sylvie manie subtilement les possibles rencontres de formes et teintes. Si le dessin est sa forme première, il n’en reste pas moins que son autre force est d’être une coloriste hors pair. En effet, l’éclat des pigments semble présent en des vibrations subtiles par juxtapositions osées qui ravissent l’âme et le regard. Merci pour le dépaysement et le ressourcement éprouvé face à ce superbe travail.

Isabelle Van Wylick - Mai 2008

A la fin de sa formation supérieure en arts plastiques, Sylvie Malfait quitte Bruxelles pour travailler en Côte d’Ivoire. Là bas, elle aborde spontanément les populations locales à la recherche de leurs aspirations profondes. Ces dessins et photos, plutôt comme des références à une conscience collective, sont les bases de ses prochaines peintures.

En 2000, pendant les affrontements violents qui agitent le pays, elle est rapatriée d’urgence. Coupée de son inspiration par ces évènements sanglants, elle trouve lentement en elle-même les ressources indispensables pour se consacrer en 2003 à la peinture à l’huile.

L’émotion transgresse le formel. Elle veut partager ses sentiments comme des objets rares. Chaque peinture est aussi la traduction de la collision entre des sentiments “communs” comme “être debout”, “arrière pensée”, “l’écho”, “à tout à l'heure”, “rien n’est prévu” ou “loin”, entre les couleurs chaudes, ocres, rouges, et le vert.

Comme elle le dit elle-même, simple et modeste, elle veut exprimer des sentiments complexes : “comme je me sens limitée, pourquoi ne pas aller à la recherche mes possibilités”.

Cette dualité de la personnalité se retrouve dans son travail artistique. En surfaces successives, le combat intérieur transparaît sous différentes intensités. Un équilibre s’établit dans les combats - ordre/désordre, densité/légèreté, rythme/pause - perceptibles ou cachés. Les différentes couches ne sont pas simplement superposées mais reliées par un flux sous-jacent malgré les creux, les empreintes, les chiffres, les entrecroisements de parties de sentiments. Par ces stratifications, j’expérimente un rythme primitif, plus lent, en harmonie avec les éléments naturels se dirigeant de la savane vers une nouvelle jungle sereine.

Sur le plan artistique, elle vit isolée comme un arbre tropical transplanté dans lequel la sève prend encore le temps de trouver son chemin. L’ été doit encore arriver mais patience, “elle travaille petit à petit à son rythme”. Elle fait surgir en nous une combinaison sublime de sentiments et pensées bousculées que nous aurions pu trouver futile si nous étions passés à côté…

Vincent Vanden Elsacker - Mai 2008